Dans son livre “De quoi la créativité est-elle le nom”, Miguel Aubouy (2019) développe les 4 formes de perception du temps qui sont pour lui à la racine de notre humanité:
Le temps cyclique qui revient identique à lui-même : alternance du jour et de la nuit, des phases de la lune, des saisons ;
- Le temps immobile : celui des rites et des traditions qui sont identiques ;
- Le temps qui croit : celui de l’enfant et la vie qui se régénère. C’est le temps de la création et des découvertes ;
- Le temps qui décroit : celui de la destruction, de la décrépitude, de tout ce qui va lentement s’abîmer et mourir.
Sur base de ces 4 formes de perceptions du temps, il argumente qu’il existerait 2 types de vies collectives dans notre monde. Les sociétés de l’Occident privilégient le temps sous le pôle de la variation, qui combine temps qui croît et temps qui décroît. Et les sociétés dites traditionnelles privilégieraient le temps sous le pôle de la permanence, à savoir de l’ordre, de l’immuabilité, de l’infini recommencement qui combine temps cyclique et temps immobile.
Selon lui, ces 4 formes de perception du temps cohabiteraient en nous depuis toujours et participent à notre équilibre vital. Il va plus loin en proposant un rééquilibrage vers plus de ce pôle de permanence en Occident : « Le choix fondamental de privilégier 2 de ces formes n’a pas aboli en nous la nécessité de les vivre toutes d’une manière ou d’une autre. En Occident, nous vivons à outrance un certain rapport au temps qui est celui de la novation, de la création, de l’émergence continue et quasi forcenée de connaissances et de formes nouvelles. Il devient vital pour chacun d’entre nous d’aménager dans cette société des espaces pour le pôle qui se trouve dès lors négligé: celui du temps immobile et du temps cyclique. Elles doivent demeurer en nous les expériences propres à ce pôle: l’état méditatif, l’extase spirituelle, l’instinct contemplatif, l’adhésion au rythme de la nature, le désir de ressentir l’alternance des saisons, la monotonie des jours. Et si elles doivent rester en nous, ce n’est pas comme la résurgence nostalgique d’une forme archaïque de notre être au monde, mais bien plutôt comme la réactualisation de notre complétude d’être humain. »
Clé de lecture pour un des ressentis exprimé pendant le confinement ?
Cette proposition nous semble intéressante et à mettre en parallèle avec l’expérience vécue et ressentie partiellement notamment en Belgique et en France pendant le confinement mis en place suite à la crise sanitaire du Covid-19 au printemps 2020. En effet, beaucoup d’entre nous ont exprimé avoir été chahutés par le changement induit dans nos vies par l’espace-temps particulier créé par ce confinement forcé. En parallèle, certains témoignages dans les médias, sur les réseaux sociaux ou dans nos relations ont exprimé avoir expérimenté des ressentis étonnants pendant cette période, tels un certain apaisement, un arrêt bénéfique, du bien-être, du soulagement, un certain état méditatif, une pause bienvenue ou une expérience enrichissante. Ce ressenti pourrait-il être la résultante d’un rééquilibrage de vécu de ces 2 pôles, à savoir laisser une place plus importante au pôle de la permanence, certainement délaissé dans nos sociétés ? C’est une réflexion qu’il nous semble intéressant de garder en mémoire pour peut-être contribuer à, comme l’appelle Miguel Aubouy, « la réactualisation de notre complétude d’être humain ».
Prise de recul multiculturelle sur la définition de la créativité
Miguel Aubouy va également plus loin en liant cette polarité de la perception du temps à notre définition de la créativité. Il propose de définir la créativité comme “la faculté de produire du vivant en dehors du biologique”. Son hypothèse est que l’expression de la créativité sera différente suivant les sociétés et le pôle de perception du temps privilégié.
Il postule en effet que les sociétés qui privilégient le pôle de la variation vont se représenter le vivant par le biais d’un être qui se déploie dans le cours de son évolution, qui grandit. « Dans les sociétés occidentales, la créativité est associée à la production de choses nouvelles parce que le vivant est associé à la croissance. En ce cas, “être créatif” signifie : produire une foule d’objets mentaux et matériels qui renouvellent notre représentation du monde et la font grandir, et la maintiennent ainsi vivante en notre esprit ».
Pour les sociétés qui privilégient le pôle de la permanence, il retient la notion de souffle qui dominerait les représentations de la vie et renvoie à un mouvement régulier et répétitif. La créativité consisterait alors à restaurer ce qui existe sous la forme où elle a toujours existé pour préserver le monde du changement et du chaos. « En ce cas, “être créatif” signifie: produire une vaste quantité de gestes, de concepts et d’objets qui ont pour fonction de convoquer aujourd’hui ce qui était présent hier, en sorte que les respirations du monde ne s’éteignent jamais et avec elles le symbole de la vie. C’est une forme de créativité de produire quelque chose qui n’est pas original dans un monde qui change tout le temps. »
Un petit mot sur l’auteur :
Miguel Aubouy a eu une première vie professionnelle consacrée à la recherche en physique fondamentale. Puis une deuxième vie consacrée à l’innovation technologique. Et enfin, une troisième vie consacrée aux questions et aux pratiques artistiques.
Depuis 2014, il vit au Canada. Actuellement, il est conseiller Innovations collaboratives à l’Université de Sherbrooke, chargé de cours à HEC Montréal, écrivain et consultant pour les entreprises. Il est l’auteur d’une série de petits traités sur l’innovation (6 tomes, 672 pages) qui esquissent un programme de recherche original sur l’innovation, à la croisée des sciences, de l’art et de l’entrepreneuriat.
“Nous remercions Valérie Chanal, Professeur de Management et d’Innovation à l’Université Grenoble Alpes, pour nous avoir suggéré la lecture de ce petit livre passionnant et inspirant. ”
Pour en savoir plus :
Aubouy, M. (2019). De quoi la créativité est-elle le nom. Petit traité sur l’innovation n° Z6.1. Nullius in verba.